Après une dernière nuit d’insomnie, nous sommes au matin du 27 avril 1944.
Après un discours menaçant du Commandant, note Paul Le Goupil dans « La route des Crématoires », nous passons la porte en silence, serrés entre deux cordons de sentinelles armées de mitraillettes. Pour la deuxième fois, nous allons traverser Compiègne. Un officier S.S. précède la colonne qui descend lentement vers la gare. Il fait rentrer les curieux et fermer les fenêtres. Les volets claquent et des regards peureux se devinent derrière des coins de rideaux écartés ; un mouchoir s’agite. La lettre V apparaît, dessinée sur une ardoise tenue par une main d’enfant. Quelques paroles d’encouragement arrivent jusqu’à nous. Chaque porte cache la chaude présence des habitants. Le bruit du départ s’est répandu en ville et, malgré l’intervention des convoyeurs, un groupe de femmes, soutenues par des amis, est venu apporter un dernier adieu à leur mari ou à leur fils. L’une d’elles, en grand deuil et le mouchoir serré entre les dents pour ne pas hurler, agite vainement ses bras vers l’être cher. Tout au long du parcours, il y a des amis, des mères, des femmes et des bébés qu’on tend. On cherche dans cette foule les mêmes visages, les mêmes gestes qui brisent notre énergie et réveillent des souvenirs auxquels il vaudrait mieux ne pas penser. Une belle femme, noyée de larmes, s’est jetée contre les sentinelles. Elle supplie, elle implore en des termes qui doivent être terriblement émouvants.
Nous avons atteint la gare de marchandises où un train sous pression aligne ses wagons à bestiaux ouverts pour nous recevoir.
Bottes, cravaches et crosses frappent, cinglent, pilonnent pour pousser et comprimer à l’intérieur les prisonniers avec leurs bagages jusqu’à ce que le compte, désespérément élevé d’une centaine d’hommes, y soit. La porte, immédiatement verrouillée sur un fouillis de pieds écrasés, de jambes coincées, de bras et de corps broyés les uns contre les autres, plonge le wagon dans la pénombre, le jour ne filtrant qu’au travers de la petite lucarne supérieure, garnie de barbelés, servant d’aération.
Commence alors un hallucinant voyage de 4 jours et 3 nuits, sans manger, sans boire, sans même pouvoir s’allonger. Chaque homme avait un espace pas plus grand qu’une feuille de format A4 pour se tenir debout, pour tenir !
C’est à peine imaginable, essayez tout de même en fermant les yeux et en essayant de vous imprégner de l’horreur qui pouvait régner dans les wagons.
C’était, il y a 77 ans ! N’oublions jamais !